Rencontre avec Alice GAUTREAU : La Sage Femme de l’Aquarius
La semaine dernière, Claire DAGALLIER, Vice-Présidente en charge des relations internationales de l’ANESF a eu la chance de rencontrer Alice GAUTREAU. Depuis mai 2016, cette sage femme travaille pour médecin sans frontières. C’est par ce biais qu’elle a embarqué à bord de l’Aquarius, un bateau affrété entre février 2016 et décembre 2018 pour secourir en mer les migrant.e.s en danger. Elle nous raconte son histoire.
« Je ne suis ni diplomate, ni géopoliticienne. Je suis sage-femme. Par-dessus tout, je suis indignée. Indignée par la misère dans le monde, indignée qu’au XXIe siècle, tant de femmes meurent encore en couche, indignée que tant périssent en essayant d’atteindre une vie meilleure. »
Combien de temps avez-vous travaillé sur l’Aquarius ? Depuis quand ? Était-ce votre première expérience en humanitaire ?
Ce n’était pas ma première expérience professionnelle ni humanitaire : j’avais fait 13 mois au Congo avec Médecin sans Frontières (MSF) avant et j’ai travaillé 3 mois sur l’Aquarius en 2017. Pour MSF, il fallait avoir 3 ans d’expérience clinique donc j’ai travaillé 3 ans à Londres. Je n’avais aucune formation supplémentaire à celle de mon diplôme de sage-femme.
Pouvez vous rappeler l’utilité primaire de ce bateau ?
Le rôle de l’Aquarius, qui d’ailleurs n’existe plus, était de naviguer dans les eaux internationales au large de la Libye pour essayer de récupérer des bateaux pneumatiques en détresse en provenance de la Libye et de porter secours à ces naufragés ou futurs naufragés. Ces personnes ont toutes vécus des événements traumatisants au cours de leur parcours migratoire.
Parlez-nous de votre quotidien sur l’Aquarius ?
Il n’y a pas toujours de naufragés à bord du navire. Quand c’est le cas, c’est à ce moment-là qu’il y a le plus de travail pour nous, soignants : je consultais alors du matin au soir. Une fois à bord, les femmes étaient gardées à l’intérieur du bateau dans une grande salle qu’on appelait “le Refuge” ou “shelter” alors que les hommes étaient sur le pont : si elles avaient la liberté de sortir sur le pont pour s’aérer ou voir les hommes avec qui elles voyageaient, elles avaient cet endroit à elles, le Refuge, dans lequel les hommes n’étaient pas admis (même ceux de l’équipage). C’était leur espace à elles. On faisait toujours en sorte que les femmes soient traitées par des femmes, dans la mesure du possible. Ainsi, la sage-femme pouvait faire appel aux autres médicaux si besoin, mais c’est bien elle qui s’occupait des femmes autant que faire se peut.
Au fond du refuge, j’avais une salle d’examen. On avait une interprète qui parlait arabe uniquement. Je la sollicitait peu car la plupart des femmes venaient de l’Afrique de l’Ouest : énormément de populations issues du Nigéria, du Togo, de Côte d’Ivoire, du Sénégal, de Sierra Leone : la plupart du temps ce sont des femmes d’Afrique Noire. Il y avait seulement quelques femmes marocaines. Ce qui était confortable, c’était que les subsahariennes parlaient couramment soit anglais soit français.
Il m’est arrivé une fois d’avoir 56 érythréennes qui ne parlaient globalement que le tigrigna. Mais j’ai eu la chance de me trouver alors avec une jeune infirmière d’Erythrée qui avait fait ses études en anglais : elle m’a été d’une grande aide et elle était très contente de pouvoir m’aider et me faciliter la communication avec chacune des femmes.
Un des moments les plus marquants a été l’arrivée du bébé Christ et de sa maman Constance. C’est le plus petit bébé que j’ai pris en charge : Christ (environ 3,2kg) est né 2 heures avant de monter à bord de l’Aquarius. Sa maman a accouché toute seule au milieu d’une centaine hommes qu’elle ne connaissait pas. Quand elle est montée à bord, elle n’était pas délivrée et le cordon de Chris n’était pas coupé. Je me suis occupée de la délivrance. Pour faire les quelques points de suture nécessaires, Constance avait les pieds posés sur des chaises en plastique. Elle a fait de la fièvre dans les 24 premières heures qui ont suivi son accouchement donc j’avais vraiment peur qu’elle fasse une infection du post-partum. Heureusement, cela n’a pas été le cas.
« Pendant que l’Aquarius était sur les eaux internationales, il y a eu 6 accouchements dont un très médiatisé : Mercy, une petite fille née en mars 2017 qui a donné son nom à la chanson représentant la France au concours Eurovision en 2018. »
En parallèle, pendant cette traversée, je me suis piquée avec une aiguille donc j’ai commencé une prophylaxie post-exposition à bord. Quand on a débarqué, j’ai remis Constance et Chris dans les mains des autorités sanitaires et je suis partie à l’hôpital. Ils ont envoyé Chris et sa maman dans un camp pour migrants sans passage par l’hôpital. Les conditions d’accouchement n’étant vraiment pas optimales, cela m’a stressée qu’ils ne soient pas surveillés sur le plan médical. J’étais aussi préoccupée par moi-même et cela me paraissait tellement évident qu’ils allaient être hospitalisés que j’ai été très surprise.
« Ces femmes sont toutes des survivantes, elles ont survécu à la mort une fois ou plus. Elles ont toutes vu la mort au moins une fois dans leur vie : vous devez vous souvenir de cela. »
Je n’ai pas le droit de garder des contacts avec les personnes rescapées, mais pour Christ et sa maman, j’ai fait une entorse à la règle. Un journaliste les a suivis à leur débarquement : ils se portent bien.
J’ai aussi pris en charge un autre bébé qui avait encore un cordon, sec mais encore un cordon. Sa maman m’a dit qu’il avait environ une semaine. Par chance, aucun de ces bébés n’a eu besoin de soins particuliers hormis une petite chute de température. Je n’avais pas d’antibiotique pédiatrique mais je les mettais au sein et ils se réchauffaient en peau-à-peau.
Il y avait toujours du personnel médical italien à l’arrivée en Italie : cela était organisé par les autorités sanitaires italiennes.
Comment avez-vous réussi à soigner sur l’Aquarius ? Quel était votre champ de compétence ?
La première chose à faire quand nous récupérions un bateau était de faire un tri des patients afin de prioriser le degré d’urgence. J’en profitais pour leur serrer la main afin d’établir un contact physique, d’évaluer cliniquement si elles avaient de la fièvre : tout se sent et se ressent. Les regarder dans les yeux pour évaluer leur degré de détresse. Je leur demandais à toutes si elles étaient enceintes : c’est les femmes enceintes que j’examinais en priorité hormis s’il y avait une urgence majeure. Pour info, quasiment toutes les femmes avaient moins de 25-30 ans et parmi celle-ci, il y avait entre 10-20% des femmes qui étaient enceintes. Quelques femmes étaient plus âgées mais c’était vraiment rare.
De plus, j’ai été confrontée à beaucoup de maladies de peau (la gale du fait de la promiscuité dans les camps de concentration en Libye). J’ai vu aussi beaucoup de maladies respiratoires. Ce sont des femmes qui n’ont jamais été suivies par un médecin, même en dehors de la grossesse. Il y avait aussi beaucoup d’infections génitales hautes ou basses.
Sur le moment donné, il y avait beaucoup de déshydratation, d’hypoglycémie ou encore de malnutrition. Quand elles arrivaient à bord de l’Aquarius, cela faisait au moins 12 heures qu’elles étaient sur leur bateau de fortune. Par conséquent, elles avaient toutes beaucoup de courbatures et de maux de tête. On leur donnait des sels de réhydratation.
De même, le tri initial permettait de classifier les patients en fonction de leur origine, de leur sexe, de leur âge… tout cela pour que MSF réalise des statistiques.
Il n’y avait pas de possibilité de réaliser des avortements sur l’Aquarius. Malheureusement, je n’ai jamais réussie à débloquer cela au sein de MSF. Cela me chagrinait car il y avait beaucoup de grossesses issues de viol. De plus, ces moments de vie où les femmes fuient leur pays d’origine et très souvent la misère sont des moments non propices à la planification d’une grossesse. Je n’ai jamais pu le faire. Et une fois arrivées en Italie, c’est plutôt compliqué d’avoir accès à une interruption volontaire de grossesse.
De quels matériels disposiez-vous sur le bateau ?
Nous avions à disposition :
Nous sommes très bien équipés dans le cas des urgences vitales.
Nous n’avions pas d’appareil d’échographie à bord de l’Aquarius durant la période pendant laquelle j’ai exercée.
A bord, nous étions 3 équipes différentes :
Notre rôle débutait au moment où les migrants étaient à bord de l’Aquarius et jusqu’à l’arrivée en terre ferme en Italie. Le rôle de la sage-femme était de s’occuper de toutes les femmes et seulement des femmes. Pour info, en moyenne, il y avait entre 10-20% de femmes par sauvetage.
Qu’est-ce que cette expérience vous a appris ?
Depuis, j’ai travaillé 3 mois dans un petit hôpital transfrontalier en Espagne. Cette expérience sur l’Aquarius m’a apporté beaucoup de calme dans ma pratique. En effet, j’ai vu tellement de complications et de situations à haut stress que j’ai appris à travailler avec et que j’y suis désormais plus placide. Un des moments où j’ai eu le plus d’adrénaline était lors de l’arrivée de Constance et de Chris.
Quand je suis avec MSF, j’ai le rôle de cadre (ex : au Congo, 10 mois avant l’Aquarius et durant 3 mois après) donc je me suis formée, j’a fait beaucoup de training, de management sans être sur le tour de service. Cela m’a apporté énormément beaucoup d’outils de travail.
Si vous deviez nous parler de la prise en charge d’une patiente migrante, quelles sont les 3 choses indispensables à retenir ?
Se rappeler que quand on parle avec ces femmes, elles sont toutes des survivantes, elles ont survécu à la mort une fois ou plus. Elles ont toutes vu la mort au moins une fois dans leur vie : vous devez vous souvenir de cela. Elles ont toutes l’air très fortes. Ce sont des femmes dont il peut être difficile de s’occuper mais c’est une carapace qu’elles se sont construites parce qu’elles ont survécu à la mort plusieurs fois.
Faites attention à ne pas avoir de préjugés sur ce qu’elles font, sur le fait que l’enfant soit désiré ou pas : soyez ouverts, discutez avec elle. Quand j’étais à bord de l’Aquarius, je prononçais les mots forts et tabous tels que « viol » ou « violence » pour qu’elles n’aient pas à le dire elle-même. Cela leur permettait de discuter de tout et aussi qu’elles sachent que nous, en tant que soignants, on est conscience du fait qu’elles souffrent : sans qu’il y ait de pitié, on doit en avoir conscience, le remarquer et l’accepter pour qu’elles puissent mieux l’accepter à leur tour.
Originaire d’un petit village des Pyrénées Orientales, Alice Gautreau travaille pour Médecins sans frontières. Après une première mission à l’est du Congo, elle a embarqué à bord de l’Aquarius, où MSF donne les premiers soins médicaux aux migrants rescapés par les sauveteurs de SOS Méditerranée.
Une expérience qui n’a rien fait pour atténuer son indignation. Accouchement en pleine mer, décès évitables, la tragédie du quotidien en Méditerranée Centrale était pire qu’elle se l’était imaginée. Pour combattre ce drame, une poignée de volontaires d’une humanité incroyable, petites gouttes d’eau dans un océan d’indifférence, tentent de faire des vagues pour réveiller l’opinion publique. Alice en est convaincue : à grands coups de solidarité, on peut changer le monde !